750 grammes
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Plume-pudding

Gastronomie

1 janvier 2007 1 01 /01 /janvier /2007 21:32
Pantagruel, 1532, édition princeps

Comment Panurge, Carpalim, Eusthenes, et Epistemon,compaignons de Pantagruel, desconfirent six cens soixante chevaliers bien subtilement.

Chapitre. xvi.

Ainsi qu'ilz bancquetoient Carpalim dist. Et ventre sainct Quenet ne mangerons nous iamais de venaison? Ceste chair sallée me altere tout. Ie m'en voys vous apporter icy une cuysse de ces chevaulx que avons faict brusler, elle sera assez bien roustie. Tout ainsi qu'il se levoit pour ce faire apperceut à l'orée du boys ung beau grand gras chevreul, qui estoit yssu du fort voyant le feu de Panurge, à mon advis. Et incontinent se mist apres à courir de telle roiddeur, qu'il sembloit que feust ung carreau d'arbaleste, & l'atrapa en moins d'ung riens, [et en courant print de ses mains en l'air quatre grandes otardes, six bitars, vingt & six perdrix grises, & trente & deux pigeons ramiers,] et en courant tua des pieds dix ou douze que chevraulx que lapins qui ià estoient hors de page. Doncq il frappa le chevreul de son malcus à travers la teste et le tua, & en l'apportant recueillit ses levraulx.
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1 janvier 2007 1 01 /01 /janvier /2007 14:54
Mais ainsi sont les Anglais : ils croient faire plus grand en faisant plus gros !
A six heures et quelques minutes, nous abordâmes presque en face du restaurant, hôtel Brunswick.
Permettez-moi de vous donner la carte de notre dîner.
Cette carte est une curiosité dans son genre. M. Young, notre amphitryon, en nabab qu'il est, avait royalement fait les choses.
Ceci, chers lecteurs, s'adresse aux gourmands, si toutefois j'ai des gourmands, ce que j'espère bien, parmi les lecteurs.
Si j'ai des gourmands, qu'ils osent avouer leur gourmandise, et, si l'occasion s'en présente, nous causerons cuisine.
Ils verrons qu'en théorie, du rnoins, je suis digne de faire leur partie.

                    Carte du dîner donné par M. Young.

                              Potages.

Tortue à l'anglaise.
Printanier.

                              Premier service

Truite à la tartare.
Water-zootches de perches, soles, saumons, truites et anguilles.
Tranches de saumon de Gloucester.
Turbot sauce au homard.
Rougets en papillotes.
Boudins de merlan à la reine.
Filets de sole à la Orly.
Saint-Pierre à la crème.
Matelote normande.
Friture de flottons et d'anguilles.
Rissoles de homard.
Quenelles de saumon.
Crevettes en buisson.
Côtelettes de saumon à l'italienne.
White-bais au naturel.
White-bais en Méphistophélès.

                              Relevés.

Poularde à la Montmorency.
Noix de veau à la jardinière.
Pâté froid à la royale.
Poularde à l'ivoire, sauce suprême.
Bastion de volaille.
Jambon de Bayonne.
Lard garni de fèves.

                              Entrées.

Côtelettes à la Maintenon.
Vol-au-vent à la financière.
Escalope de caille aux truffes.
Riz de veau en macédoine.
Kari à l'indienne.
Filets de pigeon à l'italienne.
Fricassée de volaille aux truffes.
Chartreuse à la Toulouse.

                              Second service

                              Rôts.

Chapon et petits poulets au cresson.
Dindonneau.
Venaison. Levreau.
Cailles bardées.
Canetons à la ferme.

                              Relevés.

Charlotte Plombières.
Boudin à la Jenny Lind.

                              Entremets.

Boudin Saint-Clair.
Haricots verts.
Croûte de champignons.
Crème de Montmorency.
Fromages de Neuchâtel.
Tourte de cerises à l'anglaise.
Fromages bavarois.
Gelée au marasquin garnie de fraises.
Petits pois.
Bayonnaise de homard.
Meringues à la glace.
Gâteau de millefeuille.
Bordure génevoise garnie de reines-claude
Gelée, macédoine de fruits.
Riz à la Brunswick.
Radis et salade.

                             Dessert.

Fraises.
Raisins.
Ananas.
Mandarines et tangerines.
Conserves de pèches, d'abricots, de mirabelles, etc., etc

                              Vins.

Hock, sherry, champagne, madère.
Porto, claret, château-margaux.
Château- dickins.
Constance.
Tockay.

Vous comprendrez sans peine, chers lecteurs, qu'un pareil dîner nous conduisit à dix heures du soir.
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1 janvier 2007 1 01 /01 /janvier /2007 14:01
La salle du festin était un long berceau de branches d'arbres, formant une tente assez basse, attendu qu'il n'y avait pas de table, mais un grand tapis étendu. Sur ce tapis était servi un dîner splendide et tout fait homérique, où figuraient deux moutons entiers ; la ligne du milieu, qui était réservée aux viandes était, en outre, flanquée de deux autres lignes chargées de pâtisseries. Les femmes s'assirent les premières, les jambes croisées sous elles, à la manière turque, et tenant leurs fils d'or à la main ; les jeunes gens, qui avaient attaché le leur à un bouton de leur veste, le détachèrent à leur tour, pour prouver le droit qu'ils avaient de prendre leurs places en face de leurs partenaires, et s'assirent dans la même posture, qui n'était pas sans inconvénient pour moi ; mais tout fut oublié, quand je me trouvai en face de Fatinitza.

Le dîner se passa bruyamment, au milieu d'une musique assourdissante et de chants profanes et sacrés, entremêlés de la manière la plus naïve et la plus grotesque. Il dura plusieurs heures, pendant lesquelles je ne pus guère échanger que quelques paroles avec Fatinitza, mais où je pus m'enivrer du plaisir de la voir.

Après le dessert, où les vins de Chypre et de Samos avaient porté la gaieté à leur comble, on se leva et les danses commencèrent.
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1 janvier 2007 1 01 /01 /janvier /2007 13:52
En rentrant dans la première pièce, je trouvai Cama désespéré; il avait déjà fait sa visite, et n'avait trouvé ni casserole, ni gril, ni broche. Je l'invitai à se procurer d'abord de quoi griller, bouillir ou rôtir; nous verrions ensuite comment remplacer les ustensiles absents.
Après avoir attaché ses mules au râtelier, Salvadore apparut à son tour, et entra dans la chambre voisine; mais un instant après il en sortit en disant que, le maître de la maison se trouvant à Secocca, et sa femme étant à moitié idiote, nous n'avions qu'à agir comme nous ferions dans une maison abandonnée. Les provisions se bornaient, nous dit-il, à une cruche d'huile rance et à quelques châtaignes: pour du pain, il n'en avait pas.
Si ce langage n'était pas rassurant, il avait au moins le mérite d'être parfaitement clair. Chacun se mit donc en quête de son côté, et s'occupa de rassembler ce qu'il put: Jadin, après une demi-heure de course dans les rochers, rapporta une espèce de colombe; Salvadore avait tordu le cou à une vieille poule; j'avais, dans un hangar bâti en retour de la maison, trouvé trois oeufs; enfin, Cama avait dépouillé le jardin, et réuni deux grenades et une douzaines de figues d'Inde. Tout ceci, joint au lapin heureusement mis à mort pendant que Jadin faisait le portrait de Salvadore, présentait tant bien que mal l'apparence d'un dîner. Il ne restait plus qu'à l'apprêter.
Ne trouvant pas de casserole, et forcés d'employer de l'huile rance au lieu de beurre, nous arrêtâmes que notre menu se composerait d'un potage à la poule, d'un rôti de gibier, de trois oeufs à la coque en entremets, et de nos grenades flanquées de nos figues d'Inde en dessert; les châtaignes, cuites sous la cendre, devaient remplacer le pain.
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1 janvier 2007 1 01 /01 /janvier /2007 13:40
[...]
Bientôt l'heure du dîner arriva. On passa dans la salle à manger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.
Les clercs, qui, à ce qu'il paraît, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu'ils étaient à s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes.
« Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamés, car le saute-ruisseau n'était pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! à la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragés qui n'ont pas mangé depuis six semaines. »
Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettes par Mme Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint en aide pour rouler son mari jusqu'à la table. A peine entré, il remua le nez et les mâchoires à l'exemple de ses clercs.
- Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant.
« Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? » dit Porthos à l'aspect d'un bouillon pâle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient rares comme les îles d'un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit avec empressement.
Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes sans bouillon aux clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle à manger s'ouvrit d'elle-même en criant, et Porthos, à travers les battants entrebâillés, aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle à manger.
Après le potage la servante apporta une poule bouillie, magnificence qui fit dilater les paupières des convives, de telle façon qu'elles semblaient prêtes à se fendre.
- On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilà certes une galanterie que vous faites à votre cousin.
La pauvre poule était maigre et revêtue d'une de ces grosses peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs efforts ; il fallait qu'on l'eût cherchée bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir où elle s'était retirée pour mourir de vieillesse.
« Diable ! pensa Porthos, voilà qui est fort triste ; je respecte la vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rôtie. »
Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient d'avance cette sublime poule, objet de ses mépris.
Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu'elle plaça sur l'assiette de son mari ; trancha le cou, qu'elle mit avec la tête à part pour elle-même ; leva l'aile pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de l'apporter, l'animal, qui s'en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d'examiner les variations que le désappointement amène sur les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l'éprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat énorme, dans lequel quelques os de mouton, qu'on eût pu, au premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages résignés.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modération d'une bonne ménagère.
Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d'une bouteille de grès fort exigu le tiers d'un verre à chacun des jeunes gens, s'en versa à lui- même dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et de Mme Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.
Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
- Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos ? dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas.
- Du diable si j'en goûte ! murmura tout bas Porthos.
Puis tout haut :
- Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim.
Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le procureur répéta plusieurs fois :
- Ah ! madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dîner était un véritable festin ; Dieu ! ai-je mangé !
Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.
Porthos crut qu'on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et à froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs : sur un regard du procureur, accompagné d'un sourire de Mme Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.
- Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant, dit gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu'elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.
Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ; Porthos se pinça les lèvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi dîner.
Il regarda si le plat de fèves était encore là, le plat de fèves avait disparu.
- Festin décidément, s'écria maître Coquenard en s'agitant sur sa chaise, véritable festin, epulae epularum ; Lucullus dîne chez Lucullus.
Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéra qu'avec du vin, du pain et du fromage il dînerait ; mais le vin manquait, la bouteille était vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en apercevoir.
« C'est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu. »
Il passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures, et s'englua les dents dans la pâte collante de Mme Coquenard.
« Maintenant, dit-il, le sacrifice est consommé. Ah ! si je n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari. »
[...]
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29 décembre 2006 5 29 /12 /décembre /2006 14:28

Jules Laforgue - Salomé (1886), chapitre II

Les dits Princes du Nord, sanglés, pommadés, gantés, chamarrés ; la barbe étalée, la raie à l'occiput (mèches ramenées sur les tempes pour donner le ton aux profils des médailles), attendaient, appuyant d'une main leur casque sur la cuisse droite, de l'autre tourmentant, en un dandinement d'étalon flairant quand même et partout la poudre, la poignée de leur sabre. Ils s'entretenaient parmi les grands : le Grand Mandarin, le Grand Maître des Bibliothèques, l'Arbitre des Elégances, le Conservateur des Symboles, le Répétiteur des Gynécées et Sélections, le Pope des Neiges et l'Administrateur de la Mort, entre deux rangs de scribes maigres et rapides, le calame au côté, l'encrier au coeur.

Leurs altesses congratulèrent le Tétrarque, se félicitant eux-mêmes du bon vent qui... à pareil glorieux jour... en ces îles, - et terminèrent par l'éloge de la capitale, dont la Basilique Blanche, où ils avaient ouï un Taedium laudamus à l'orgue de Barbari des Sept-Douleurs, et le Cimetière des Bêtes et des Choses n'étaient pas les moindres curiosités.

On servit une collation. Et comme les princes juraient se faire un scrupule de toucher à de la viande chez des hôtes si orthodoxes en végétarisme et ichtyophagie, la table fut à peindre, dans l'arrangement léger, parmi les cristaux, de ces quelques artichauts callipyges nageant en des gousses de fer hérissées et à charnières, asperges sur claies de joncs roses, anguilles gris-perle, gâteaux de dattes, gammes de compotes, divers vins doux.

Alors, précédés de l'Ordonnateur-des-mille-riens, le Tétrarque et son entourage se mirent en devoir de faire à leurs hôtes les honneurs du palais, du titanique palais funèbre veiné de blême.
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29 décembre 2006 5 29 /12 /décembre /2006 14:23
I

LE FESTIN

C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.

Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.

Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait d'un bout à l'autre comme une double colonnade d'obélisques verts.

Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d'ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d'une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d'une croix noire, ses grillages d'airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d'Hamilcar.

Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d'Eschmoûn, se mettant en marche dès l'aurore, s'y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d'autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s'enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l'exhalaison de cette foule en sueur.

Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l'Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s'étaient peint avec des jus d'herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. D'autres, qui s'étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.

Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d'écarlate, et attendaient leur tour.

Les cuisines d'Hamilcar n'étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs. Les pains saupoudrés d'anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d'eau auprès des corbeilles en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l'aise dilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.

D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin, sur des plats d'ambre jaune.

Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s'arrachaient les pastèques et les limons qu'ils croquaient avec l'écorce. Des Nègres n'ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.

La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l'avenue de cyprès et l'on apporta des flambeaux.

Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté.

Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s'y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l'on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand plat d'argent.

A mesure qu'augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l'injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l'acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu'ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l'esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s'était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c'était attirer sur lui quelque chose de la haine qu'on leur portait. D'ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute.

Fiers d'avoir fait plier la République, les Mercenaires croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ils s'enfonçaient la tête dans les amphores, et restaient à boire, sans s'interrompre, comme des dromadaires altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des Lacédémoniens qui n'avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d'un pas lourd. Quelques-uns s'avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ; d'autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, à la façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d'un vase où l'on voyait des nymphes, pendant qu'un nègre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier d'airain.

Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s'abaissait et remontait dans les airs comme le battement d'ailes d'un oiseau blessé.

C'était la voix des esclaves dans l'ergastule. Des soldats, pour les délivrer, se levèrent d'un bond et disparurent.

Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière, une vingtaine d'hommes que l'on distinguait à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche.

Ils arrivèrent dans l'avenue des cyprès, où ils se perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L'un d'eux était resté à l'écart, debout. A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses paupières dans l'éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grand soupir s'échappa de sa poitrine : il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l'air au bout de ses bras d'où pendaient des chaînes, et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit :

- « Salut d'abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois ! et à vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m'avez délivré ! »

Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les Carthaginois l'avaient pris à la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en s'étonnant de n'y pas apercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C'était un privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la République n'était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l'inconcevable plaisir d'y boire. Donc ils commandèrent d'aller chercher les coupes. Elles étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites dormaient.

- « Qu'on les réveille ! » répondirent les Mercenaires.

Après une seconde démarche, on leur expliqua qu'elles étaient enfermées dans un temple.

- « Qu'on l'ouvre ! » répliquèrent-ils.

Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu'elles étaient entre les mains du général Giscon, ils s'écrièrent :

- « Qu'il les apporte ! »

Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à une mitre d'or constellée de pierres précieuses, et qui pendait tout à l'entour jusqu'aux sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n'apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine.

Les soldats, quand il entra, le saluèrent d'une grande acclamation, tous criant :

- « Les coupes ! Les coupes ! »

Il commença par déclarer que, si l'on considérait leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant.

Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère !

- « C'est vrai ! c'est vrai ! » , disaient-ils.

Cependant, continua Giscon, la République avait respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée, c'était une propriété particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois s'élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon, qu'il menaçait en gesticulant avec deux épées nues.

Le général, sans s'interrompre, le frappa sur la tête de son lourd bâton d'ivoire : le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les légionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Il songeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes, exaspérées. Il valait mieux plus tard s'en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et s'éloigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur cria qu'ils s'en repentiraient.

Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, tout à coup, avec ses entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d'Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n'étaient sans doute qu'un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui : et ils le maudissaient s'exaspérant les uns les autres par leur propre colère. A ce moment-là, il se fit un rassemblement sous les platanes. C'était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l'écume aux lèvres. Quelqu'un cria qu'il était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s'éleva, et un vertige de destruction tourbillonna sur l'armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d'eux, ils brisaient, ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la balustrade des lions, les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l'ivoire.

Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller plus commodément, avaient tourné l'angle du palais, furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d'azur de longues paraboles, comme des fusées d'étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d'arbre barbouillés de cinabre, qui ressemblaient à des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, comme d'énormes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s'éclairaient avec des torches, tout en trébuchant sur la pente du terrain, profondément labouré.

Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L'onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussière d'or. Elle se mit à bouillonner, des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, qui portaient des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface.

Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables.

C'étaient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l'oeuf mystique où se cachait la Déesse. L'idée de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d'airain et s'amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l'eau bouillante.

La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s'appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l'entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient prendre. D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d'ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l'or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d'eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s'imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L'incendie de l'un à l'autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d'où s'échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l'ombre.

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24 décembre 2006 7 24 /12 /décembre /2006 16:21
Balzac, Les Chouans

Les deux Chouans montrèrent dans la petite cour leurs visages ténébreux qui ressemblaient assez , sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que des graveurs ont faites avec des paysages.
" Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.
- Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari de Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés ? J'ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.
- Ce n'est pas de refus, mon cousin ", dit Pille-miche.
Les deux Chouans entrèrent. Ce début n'avait rien d'effrayant pour le maître du logis, qui s'empressa d'aller à sa grosse tonne emplir trois pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche, assis de chaque côté de la longue table sur un des bancs luisants, se coupèrent des galettes et les garnirent d'une beurre gras et jaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir de petites bulles de lait.
Galope-chopine posa les pichés pleins de cidre et couronnés de mousse devant ses hôtes, et les trois Chouans se mirent à manger ; mais de temps en temps le maître du logis jetait un regard de côté sur Marche -à-terre en s'empressant de satisfaire sa soif.
" Donne-moi ta chinchoire ", dit Marche-à-terre à Pille-miche.
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24 décembre 2006 7 24 /12 /décembre /2006 15:43
Balzac, Le Cousin Pons

Il est fort douteux que le roi des Français, qui s'y connaît, soit servi comme le furent alors les deux casse-noisettes. Pour eux, le lait sortait pur de la boîte, ils lisaient gratuitement les journaux du premier et du troisième étage, dont les locataires se levaient tard et à qui l'on eût dit, au besoin, que les journaux n'étaient pas arrivés.
Mme Cibot tenait d' ailleurs l'appartement, les habits, le palier, tout dans un état de propreté flamande. Schmucke jouissait, lui, d'un bonheur qu'il n'avait jamais espéré, Mme Cibot lui rendait la vie facile ; il donnait environ six francs par mois pour le blanchissage dont elle se chargeait, ainsi que des raccommodages.
Il dépensait quinze francs de tabac par mois.
Ces trois natures de dépenses formaient un total mensuel de soixante-six francs, lesquels, multipliés par douze, donnent sept cent quatre-vingt-douze francs. Joignez-y deux cent vingt francs de loyer et d' impositions, vous avez mille douze francs.
Cibot habillait Schmucke, et la moyenne de cette dernière fourniture allait à cent cinquante francs. Ce profond philosophe vivait donc avec douze cents francs par an.
Combien de gens, en Europe, dont l'unique pensée est de venir demeurer à Paris, seront agréablement surpris de savoir qu'on peut y être heureux avec douze cents francs de rente, rue de Normandie, au Marais, sous la protection d'une Mme Cibot !
Mme Cibot fut stupéfaite en voyant rentrer le bonhomme Pons à cinq heures du soir. Non seulement ce fait n'avait jamais eu lieu, mais encore son monsieur ne la vit pas, ne la salua point.
" Ah bien ! Cibot, dit-elle à son mari, M. Pons est millionnaire ou fou !
- ça m'en a l'air ", répliqua Cibot en laissant tomber une manche d'habit où il faisait ce que, dans l' argot des tailleurs, on appelle un poignard.
Au moment où Pons rentrait machinalement chez lui, Mme Cibot achevait le dîner de Schmucke. Ce dîner consistait en un certain ragoût dont l'odeur se répandait dans toute la cour. C'était des restes de boeuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches minces, jusqu'à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les oignons, de manière à ce que ce mets de portier présentât l'aspect d'une friture.
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24 décembre 2006 7 24 /12 /décembre /2006 15:35
Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées

Armand a des hochements de tête qui valent toute une vie d'amour. Comment laisser à une autre femme le droit, le soin, le plaisir de souffler sur une cuillerée de soupe que Naïs trouvera trop chaude, elle que j'ai sevrée il y a sept mois, et qui se souvient toujours du sein ? Quand une bonne a brûlé la langue et les lèvres d' un enfant avec quelque chose de chaud , elle dit à la mère qui accourt que c'est la faim qui le fait crier.
Mais comment une mère dort-elle en paix avec l'idée que des haleines impures peuvent passer sur les cuillerées avalées par son enfant, elle à qui la nature n'a pas permis d'avoir un intermédiaire entre son sein et les lèvres de son nourrisson ! Découper la côtelette de Naïs qui fait ses dernières dents et mélanger cette viande cuite à point avec des pommes de terre est une oeuvre de patience, et vraiment il n'y a qu'une mère qui puisse savoir dans certains cas faire manger en entier le repas à un enfant qui s'impatiente.
Ni domestiques nombreux ni bonne anglaise ne peuvent donc dispenser une mère de donner en personne sur le champ de bataille où la douceur doit lutter contre les petits chagrins de l'enfance, contre ses douleurs.
Tiens, Louise, il faut soigner ces chers innocents avec son âme ; il faut ne croire qu'à ses yeux , qu'au témoignage de la main pour la toilette, pour la nourriture et pour le coucher.
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